ARCHIVÉE Métiers, outils et langages spécialisés à l’ère de l’information

 

Contenu archivé

L’information dite archivée est fournie à des fins de référence, de recherche ou de tenue de documents. Elle n’est pas assujettie aux normes Web du gouvernement du Canada et n’a pas été modifiée ni mise à jour depuis son archivage. Pour obtenir cette information dans un autre format, Contactez-nous.

Consulter le Pavel en ...

par Silvia Pavel

Nous assistons à une révolution technologique axée sur l’information, qui change qualitativement nos modes de vie : le travail, les loisirs, la santé, l’éducation, l’économie et le commerce, la famille, les activités politiques et sociales. Ce processus transforme les sociétés industrielles en sociétés dont la principale industrie est le savoir.

Nous examinerons dans ces pages en quoi une société du savoir diffère-t-elle d’une société industrielle typique. En décrivant les technologies de l’information, nous tenterons ensuite de montrer qu’elles façonnent autant les habitudes de travail des professionnels du langage que leurs habitudes langagières. À la fin, nous verrons de quelle manière les préférences langagières engendrées par les technologies de l’information se reflètent dans le langage commun.

Savoir et technologie

Le savoir est communément défini comme tout ce qui est saisi par l’esprit humain : toute connaissance, plus ou moins systématisée, acquise par une activité mentale suivie. Le terme information désigne tout élément de savoir qui renseigne sur un objet quelconque - fait, événement, chose, processus, idée - et qui a une signification particulière dans un contexte déterminé. Les technologies de l’information regroupent des techniques et des outils qui servent au repérage, à la collecte, à l’enregistrement, au traitement et à la transmission d’informations constituées en savoirs.

Ces techniques et outils, qui existent de façon plus ou moins autonome depuis l’invention de l’écriture, du calcul et de l’imprimerie, se sont considérablement développés au cours des cent dernières années. On a ainsi vu naître la photographie, la cinématographie, la télévision, la photocopie, l’holographie, la télégraphie, la téléphonie, la radiodiffusion, le radar, le sonar et la télémétrie. Il devient possible d’enregistrer et de reproduire des données sonores et visuelles à des vitesses et des volumes impensables autrefois; on fabrique des semi-conducteurs, des circuits imprimés, des lasers, masers et fibres optiques pour un nombre croissant d’applications. La miniaturisation et l’ultra-miniaturisation entraînent l’apparition des nanotechnologies.

L’invention de l’ordinateur avait été certes révolutionnaire, mais c’est surtout depuis l’intégration de l’électronique, des ordinateurs « intelligents » et des télécommunications, intégration adoptée dans tous les secteurs d’activité, qu’on peut véritablement parler de technologies de l’information et de société du savoir1.

Les nouvelles technologies de l’information

Les principales disciplines dont la convergence alimente l’innovation dans ce secteur sont les suivantes : l’automatique (génie mécanique, conception assistée et productique, mécatronique, domotique, robotique), l’électronique (circuits, semi-conducteurs, transformateurs, lasers, masers, photonique, optronique), la cybernétique (intelligence artificielle, réseaux neuronaux, apprentissage par l’ordinateur, vision artificielle, reconnaissance et synthèse de la parole, simulation et réalité virtuelle), l’informatique (théorie de l’information, matériel et multimédias, didacticiels et autres logiciels, traitement et banques de données, bureautique, infographie, sécurité) et les télécommunications (satellites, télématique, télévision, connectique, courrier électronique, autoroute de l’information).

Aucune de ces disciplines n’évolue en vase clos mais en fusion avec d’autres, de sorte que tout progrès technologique réalisé dans l’une d’entre elles contribue au progrès des autres et à la diversification des applications dans tous les secteurs d’activité. Par exemple, l’intégration de la réalité virtuelle et des hypermultimédias à la conception et à la fabrication assistées par ordinateur permet la conception, le prototypage, l’essai et la production en temps records de nouveaux types de voitures (amphibies volantes) et de matériaux composites plus résistants, plus durables et plus légers que les matériaux classiques utilisés dans le secteur manufacturier. La compression fractale d’images rend possible, dans toutes les disciplines, la visualisation scientifique de phénomènes physiques dont l’explication s’était dérobée à des générations de chercheurs.

Progrès technologique et changement social

En 1985, certains analystes des tendances socio-économiques2 brossaient le tableau d’un village planétaire où le but premier de l’innovation technologique n’est plus de suppléer au travail physique mais de rehausser le travail intellectuel, où l’ordinateur revêt l’importance accordée jadis à la machine à vapeur et où l’inforoute (autoroute de l’information) se superpose au chemin de fer. L’économie dépend moins de l’expansion géographique des marchés, mais plutôt de l’aire de circulation et du débit de production de l’information.

Les nouvelles technologies augmentent de beaucoup les capacités de mémorisation, de transmission et de manipulation du savoir et transforment la communication humaine. L’interconnexion des réseaux de télécommunications, des micro-ordinateurs et des modems branchés aux prises téléphoniques crée de véritables inforoutes et donne aux particuliers l’accès aux banques de données et aux bases de connaissances réservées auparavant aux milieux universitaires, de recherche et gouvernementaux. Ainsi, l’Internet permet à vingt millions de personnes d’acquérir et d’échanger des informations instantanément, jour et nuit, à l’échelle planétaire.

Dans les pays industrialisés, plus de 50% de la main-d’oeuvre est déjà employée dans les secteurs générateurs et transmetteurs d’information. On peut supposer que certains emplois disparaîtront du marché du travail et que d’autres seront créés : dans le secteur manufacturier, les robots accomplissent déjà une partie des tâches fastidieuses ou dangereuses. Ainsi, la bureautique change les tâches et le statut du personnel de soutien, améliore la circulation de l’information dans l’entreprise et décentralise les opérations, à la maison ou en milieu rural, grâce au télétravail. L’exercice des métiers liés à la communication (journalisme, administration, droit, éducation, recherche) devient inconcevable sans la maîtrise des outils informatiques3.

Pour ce qui est des activités commerciales, les relations entre acheteurs et vendeurs changent avec l’adoption du téléachat; l’apparition des cartes de crédit activées à l’écran par la reconnaissance d’une empreinte digitale ou vocale réduit davantage le recours à l’argent liquide.

Dans le domaine de la santé, les banques de connaissances médicales et les systèmes experts offrent déjà aux médecins un meilleur accès à l’expertise médicale et au dossier médical de leurs patients. Ces derniers accéderont aux renseignements sur les soins généraux, porteront des prothèses bioélectroniques visuelles et auditives, ou des implants qui leur signaleront l’apparition d’un cancer.

Les technologies de l’information sont tout aussi présentes dans le domaine de l’éducation. C’est ainsi qu’il existe des didacticiels préparant les étudiants aux examens du niveau secondaire et universitaire et des cassettes multimédias de perfectionnement professionnel. Ces technologies rendent possible l’accès du grand public aux ensembles structurés de connaissances récentes ou spécialisées (cours télévisés, téléuniversités) de nature à faciliter le recyclage, l’auto-apprentissage et la formation continue.

La vie politique dispose déjà de sondages d’opinion électroniques et de téléconférences avec les représentants élus, et bientôt le scrutin électronique se mettra en place. Les technologies de l’information ouvrent la voie à une démocratie participative, mais du même coup présentent les risques d’une centralisation accrue des informations, d’une surveillance envahissante de la vie privée et, peut-être, d’une plus grande domination mondiale par les détenteurs d’information, avec ses dangers de conflits et de délinquance.

Les nouvelles industries culturelles façonnent les arts et les loisirs. Les arts visuels et la musique algorithmique s’inspirent de la géométrie non linéaire modélisée par ordinateur, l’animatique transforme la cinématographie, la télévision interactive pénètre dans les foyers autant que les vidéojeux et la réalité virtuelle. Les conglomérats médiatiques tissent des réseaux de télévision donnant accès à des centaines de chaînes et développent des écrans TV muraux haute résolution.

Chez soi, on loue des films sur vidéocassette ou DVD, on achète la musique sur disque compact ou audiocassette et on regarde les photos de famille sur vidéodisque maison. On peut toutefois se demander si la diversification des choix en fonction des goûts et intérêts démarqués par des critères raciaux, ethniques, religieux, intellectuels, politiques, commerciaux, artistiques favorisera une plus grande harmonisation de la vie communautaire et familiale ou bien si l’interactivité accrue de l’individu avec l’ordinateur nuira aux échanges avec les autres.

Les industries de la langue

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, Winston Churchill prédisait que les empires de l’avenir seraient des empires du savoir. Lors d’une conférence sur la société du savoir, donnée en avril 1994 à Montréal, Alvin Toffler allait plus loin en parlant d’un nouvel ordre mondial axé sur la propriété intellectuelle4. Le langage écrit ou parlé étant le principal moyen d’acquisition, d’organisation et de transmission du savoir, toutes les activités liées à la communication du savoir, à l’apprentissage et à l’usage des langues acquièrent une importance toute particulière.

Or, ces activités relèvent en tout ou en partie de l’intelligence artificielle et de l’ingénierie linguistique : le traitement du langage naturel visant, entre autres, la traduction assistée ou automatisée, la normalisation terminologique basée sur l’organisation des connaissances, la didactique des langues avec leurs particularités phraséologiques, stylistiques ou de registre et l’harmonisation des néologismes. Les technologies développées dans ce contexte se trouvent soit intégrées, soit en voie d’intégration dans les outils les plus divers visant à assurer une communication efficace5.

Cette intégration modifie le profil de plusieurs métiers. Ainsi, on s’attend à ce que les concepteurs, les fabricants et les utilisateurs premiers de ces outils langagiers soient de plus en plus polyvalents et mobiles, que leur niveau d’instruction menant à une spécialisation dépasse la moyenne de 16 années d’études et qu’ils pratiquent le télétravail et l’emploi à temps partiel ou à contrat.

Les tâches de l’enseignant incluront la conception et l’emploi de programmes pour l’apprentissage de la langue maternelle ou d’une langue seconde, en classe, individuellement, par télé-enseignement ou sur le Web, de ludiciels multimédias et de didacticiels intelligents qui guident l’élève et évaluent l’acquisition de connaissances dans les matières de niveau élémentaire et secondaire.

Comme l’enseignant, l’étudiant pourra consulter, par téléréférence sur Internet ou sur CD-ROM, des bases de connaissances et des bibliothèques d’ouvrages publiés ou manuscrits inaccessibles auparavant. Pour rédiger ses essais il se servira, comme le journaliste et le rédacteur technoscientifique, de correcteurs orthographiques, grammaticaux ou stylistiques, de dictionnaires électroniques, d’analyseurs et de générateurs de textes.

Le traducteur disposera de postes de travail multifonctionnels, de convertisseurs parole-texte pour la dictée automatique, de banques de données textuelles bilingues ou multilingues, de vocabulaires multimédias, de logiciels de traduction assistée par ordinateur et même de systèmes de traduction assistée par l’homme. La manipulation de tous ces outils demandera une certaine maîtrise de l’édition électronique et une spécialisation poussée dans son domaine d’activité.

Les corpus textuels indispensables à la recherche lexicographique et terminologique seront accessibles davantage sur support électronique que sur support papier. Le dépouillement, le repérage et l’extraction des unités lexicales se feront à l’écran. Le regroupement des contextes, l’analyse conceptuelle, la rédaction des définitions et la systématisation des phraséologismes seront effectués à l’aide d’analyseurs, de concordanciers et d’éditeurs électroniques aux fins de l’alimentation de banques de données linguistiques et de la production de dictionnaires imprimés ou multimédias. La diffusion, la promotion et la vente de ces produits feront appel davantage au courrier électronique, à la télécopie, à la téléconférence et aux supports audiovisuels qu’au courrier postal, aux dépliants publicitaires et aux démonstrations physiques.

Le langage de la technologie

Les technologies de l’information se matérialisent autant dans des outils, des activités et des métiers que dans les langages qui les décrivent. Et, sans risque de trop généraliser, on peut avancer que cette description présente des caractéristiques universelles dans toutes les langues lui servant de support.

Un premier facteur uniformisateur est le système conceptuel des disciplines qui ont précédé les nouvelles technologies : l’automatique, l’électronique, la cybernétique, l’informatique dont le vocabulaire est déjà bien implanté chez les chercheurs, les concepteurs et les producteurs de ces technologies. L’évolution de ces concepts n’entraîne pas nécessairement l’apparition de termes nouveaux, mais plutôt le changement du sens des termes qui les désignent déjà. C’est ce qu’on appelle la néologie sémantique, la forme la plus économique de renouvellement du langage.

Le vocabulaire des technologies de l’information étant un vocabulaire technique, les termes nouveaux font moins appel aux racines savantes et bien plus aux termes connus suivis de qualificatifs spécialisés (ordinateur bloc-notes, traitement du langage naturel, reconnaissance vocale, analyseur textuel, synthétiseur d’images, télévision interactive). Toutefois, comme il s’agit de technologies avancées, perfectionnées en matière de miniaturisation, de concentration, de précision, bien des termes nouveaux créés auront les préfixes hyper–, méta–, micro–, multi–, mini–, nano–, omni–, super–, ultra–, etc.

Pour attirer un public utilisateur extrêmement large, diversifié et peu informatisé, les concepteurs et les producteurs se servent de mots courants qui soulignent une analogie (autoroute électronique, vision artificielle, correcteur orthographique, boîte vocale) ou de mots drôles ou attachants (démon, souris, manche à balai, lucarne, ramasse-miettes). En revanche, leur propre vocabulaire est bien plus complexe et nuancé par niveau de langue (pour s’en convaincre, il n’y a qu’à comparer le Van Nostrand & Reinhold Dictionary of Information Technology par D. Longley & M. Shain et The New Hacker’s Dictionary par E.S. Raymond et G.L. Steele jr.).

Le vocabulaire des langues véhiculaires dans lesquelles les nouvelles technologies sont conçues, développées et exportées apporte un autre élément stabilisateur : il sert souvent de modèle à la dynamique lexicale des langues parlées dans les pays qui les importent. Qu’il s’agisse d’un emploi figuratif, d’une dérivation ou d’une composition, le modèle sera soit pris tel quel (emprunt, calque), soit adapté aux moules du langage d’accueil (emploi figuratif, dérivé ou composé équivalent), soit rendu en désespoir de cause par une périphrase explicative. On préfère toujours cliquer à appuyer sur le pointeur et on emploie les mêmes équivalents des suffixes -eur, et -ciel pour désigner divers logiciels, tout comme on téléscope les équivalents de cyber- et cosmonaute pour traduire cybernaute en réalité virtuelle.

En contrepartie de cette néologie foisonnante, diffusée électroniquement dans tous les coins du monde, le développement accéléré des technologies de l’information précipite la désuétude d’une bonne partie de leur vocabulaire. Techniques et produits se multiplient en se substituant à leurs prédécesseurs et leurs noms sont vite oubliés. Chaque innovation est nommée provisoirement puis renommée. Si elle s’implante, un seul nom subsistera. C’est dire combien les dictionnaires de ces technologies connaîtront des mises à jour successives.

La normalisation terminologique ne peut que s’intensifier. Si, au début des années 1980, les entreprises, les gouvernements et les organismes internationaux préféraient n’intervenir qu’après l’implantation d’une technologie soit environ cinq ans après sa création, ils adoptent aujourd’hui une mentalité proactive6. Ainsi, l’ISO élabore des terminologies normalisées pour la visionique, la technologie vocale, les ordinateurs neuronaux, l’apprentissage automatique, le courrier électronique et les hypermultimédias tout en se préparant à les mettre à jour en moins de cinq ans.

D’une part, la pluridisciplinarité de ces technologies et le caractère multifonctionnel de leurs produits facilitent la migration interne de termes et d’habitudes langagières entre les sous-domaines mis en contact. On peut s’attendre aussi à une certaine technicisation des arts et de leur vocabulaire par l’informatisation des outils et des moyens d’expression artistique. D’autre part, on constate un rapprochement des sciences et des arts, semblable à celui de la Renaissance.

Le langage commun n’a jamais été insensible aux innovations des langages spécialisés et ne le sera pas non plus à l’avenir. Les technologies de l’information transforment la société en agissant sur l’individu. Les deux langages ne sauront cohabiter dans l’esprit d’un locuteur sans aucune interférence. Si l’informatique a donné au langage commun des termes comme user friendly  / convivial, celui-ci lui retourne le couch potato  / télézard déguisé en mouse potato / sourisard. La banalisation des terminologies spécialisées ne sera que plus évidente dans le cas des technologies de l’information, dès qu’elles auront pénétré les couches sociales moyennes.

Notes

  1. Voir l’étude de faisabilité d’une inforoute canadienne entreprise par Bernard Ostry, The Electronic Connection - An Essential Key to Canadians’ Survival,Conseil du Trésor, Ottawa, 1993.
  2. On en trouvera une excellente synthèse dans T. Forester (ed), The Information Technology Revolution, MIT Press, Cambridge, Mass., 1985.
  3. Bruno Lussato, La vidéomatique : de Gutenberg aux nouvelles technologies de la communication, Paris, Éditions d’Organisation, 1990.
  4. Andrew McIntosh, "Knowledge wars are possible: Toffler," in The Gazette, 7.04.94, section C-8.
  5. Pour ce qui est de l’ingénierie linguistique, on consultera avec profit le numéro spécial « Problématiques » de La Tribune des industries de la langue, novembre 1991, Paris, OFIL. Quant aux langues de spécialité, voir le numéro 43 de la revue Circuit, mars 1994.
  6. Les normes et les technologies naissantes, numéro thématique de la revue Consensus, 20-4, Conseil canadien des normes, Ottawa, 1993.