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Pavel, Silvia. Intelligence logicielle. Dictionnaire français - anglais, publié par le Secrétariat d’État du Canada et distribué par le Ministère des Approvisionnements et Services Canada, 1989, XII-503 p. Publication du module canadien du Réseau international de néologie et de terminologie (RINT), réalisée au Canada avec l’appui concerté des modules français, suisse, belge et québécois.

Modes d’emploi et usages néologiques en technosciences

La tâche de répertorier et de décrire les terminologies émergentes dans les secteurs de pointe relève à la fois de la néographie et de la néologie.1 En terminologie comparée, cette double appartenance entraîne un questionnement constant quant à la place à accorder, dans la description, aux connaissances sur la langue et aux connaissances sur le monde. Il s’agit de décrire la réalité observée au contact des langues sans en occulter le caractère changeant et en même temps de repérer les régularités, les états stables d’une matière en fusion faite de forme et de sens, moulée et remoulée sur les impétueux à-coups de la découverte scientifique et les jaillissements ininterrompus de la créativité lexicale.

Tâche passionnante car elle révèle la beauté et la logique du langage, sa capacité inépuisable de se renouveler, d’épouser les méandres de la pensée. Tâche modeste aussi car, sans prétendre se substituer aux travaux d’aménagement linguistique et de normalisation terminologique, elle leur en prépare le terrain par une observation attentive des faits de langue, de la logique de l’usage.2

Les travaux de cette nature trouvent dans le Réseau international de néologie et de terminologie (RINT) un cadre particulièrement favorable : le Réseau se propose de répertorier, de définir, et de diffuser les terminologies nouvelles dans les milieux francophones et d’encourager les études théoriques s’inspirant de tels travaux. Les premiers bénéficiaires en sont les rédacteurs et les traducteurs techniques et scientifiques, les étudiants et les enseignants des langues de spécialité, les chercheurs et les praticiens intéressés aux aspects linguistiques des échanges professionnels. Parallèlement, la coopération entre les membres du RINT facilite des échanges de vues et d’expériences entre terminologues et lexicographes.3

Ce dictionnaire tente d’apporter un complément lexicographique à la terminologie étudiée (environ 1 200 entrées) et de la réintégrer à sa combinatoire socio-linguistique. Le néologisme est décrit dans son devenir, c’est-à-dire dans la suite de changements formels et sémantiques marquant l’écart spatio-temporel entre un « mode d’emploi » donné à son apparition et les usages qui en sont faits au moment de son enregistrement.

Cette orientation lexicogénétique4 nous permet de rendre compte des effets que le caractère pluridisciplinaire et innovateur du secteur appelé « intelligence artificielle » (IA) peut avoir sur le profil conceptuel de cette spécialité et sur son technolecte français, tout en répondant aux besoins langagiers des traducteurs, des étudiants et des praticiens en quête d’une certaine compétence communicative.

Le profil sectoriel

Les textes et les spécialistes consultés présentent l’IA comme une « interdiscipline bicéphale » (science et technique) issue vers 1956 de la cybernétique et des sciences cognitives, des neurosciences et de l’informatique. Science partageant avec la psychologie, la linguistique, l’anthropologie et la philosophie l’étude de la cognition naturelle, des attributs de l’intelligence humaine, de la faculté de langage et d’apprentissage; avec les neurosciences – l’étude du substrat biologique de la cognition et de la perception; avec la logique et les mathématiques – la représentation symbolique du raisonnement comme calcul et la conception de modèles cognitifs. Science porteuse d’un changement de paradigmes5, d’une nouvelle théorie de la cognition pour les sciences humaines.

Mais en même temps, I’IA est vue comme technique révolutionnant l’informatique algorithmique par son traitement symbolique de l’information (manipulation des connaissances et des croyances, simulation du raisonnement logique et heuristique, synthèse et reconnaissance de la parole et de l’image). Technique visant la conception et la production de programmes « experts » qui ont aujourd’hui des centaines d’applications (gestion, diagnostic, usinage, enseignement, programmation automatique). Technique qui améliore qualitativement les architectures des ordinateurs et confère aux robots les propriétés du raisonnement, de la perception et de l’apprentissage évolutif.

L’intelligence artificielle est donc une technoscience6 hautement formalisée mais expérimentale, se distinguant par la prédominance de l’opératoire et par la finalité utilitaire de ses programmes de recherche (ESPRIT, BRAIN, FAST en Europe, du « 5th Generation Computer Systems » au Japon, des programmes de DARPA aux États-Unis, etc.) et aussi par la rivalité de trois écoles de pensée (le cognitivisme, le connexionnisme et l’autopoièse) qui proposent des modèles théoriques de la cognition divergents sur certains points, complémentaires sur d’autres. Technoscience en pleine expansion, puisqu’elle s’approprie continuellement les concepts des sciences « mères » et des techniques connexes, les interprète de multiples façons et les transforme en leur donnant des contenus nouveaux. Technoscience enfin, qui provoque par ses acquis des changements insignes dans les secteurs d’activité les plus divers de la société contemporaine.

La structuration notionnelle des Informations

La préparation du dictionnaire a débuté par l’acquisition des connaissances : établissement de bibliographies bilingues pour chacune des grandes directions de recherche identifiées plus haut; lecture sélective de monographies, d’actes de colloques, d’articles de périodiques tant spécialisés que vulgarisateurs, participation à des congrès et conférences IA, et contacts avec des spécialistes du domaine; enregistrement sur fiches de dépouillement des termes désignant des catégories d’entités, des actions et des propriétés – définis, expliqués, ou simplement mentionnés – occurrant dans des contextes semblables.

Lors du dépouillement, les premières tentatives de structuration des connaissances acquises se sont inspirées de la pratique courante en matière de classification : détermination des catégories de descripteurs (types d’objets, de processus, de propriétés, de produits) et de relations (genre-espèce, partie-tout, cause-effet); des théories et de la problématique du domaine, de leurs entités spécifiques (parties, composants systèmes), de leurs méthodes, techniques et traits spécifiques.

Vu le caractère innovateur du secteur IA, nous nous sommes guidés en outre, sur les orientations signalées dans les plus importants programmes de recherche théorique et appliquée. Enfin, nous avons examiné les découpages opérés dans les encyclopédies, les schémas conceptuels et les représentations graphiques des notions dans les ouvrages de synthèse, les bilans et perspectives couronnant les colloques internationaux, jusqu’aux tables de matières et aux index de concepts des monographies et des manuels universitaires. Au répertoire ainsi constitué, nous avons intégré les désignations des derniers acquis technologiques, des produits commercialisés ou en voie de l’être, et des réalisations possibles, nommées par anticipation.

La technolangue

En cherchant les manifestations de la créativité lexicale dans l’intertexte d’une collectivité intellectuelle (intelligentsIA) dont la langue est aussi l’enjeu d’une théorisation, nous avons découvert que son abstraite technicité n’exclut ni l’esprit de finesse ni le sens de l’humour, que la propension à formaliser est compensée en quelque sorte par une imagination fertile dans la désignation des concepts nouveaux.

Ainsi la terminologie française illustre-t-elle tous les procédés de la néologie formelle : la dérivation propre par préfixation et suffixation (ex. renommage, squelettisation), la dérivation impropre (ex. logiciel et robotique pris comme adjectifs), et la dérivation savante (ex. allopoiétique, neuromime); la composition de mots tandem (ex. point-selle), la composition de mots valise (ex. négamax, intelligentsIA) et la composition syntagmatique (ex. procédure si-requise, algorithme du plus proche voisin); l’emprunt externe (frame, antialiasing), et l’abréviation par siglaison et acronymie (ex. Lisp, Prolog).7

Quant aux procédés de la néologie sémantique, l’emprunt interne est très répandu : des termes appartenant aux disciplines connexes reçoivent des acceptions apparentées par extension ou restriction de sens (ex. attention, interpréteur, clique), et les mots de la langue courante acquièrent des emplois figurés (lucarne, nuée, plage, sylvestre). L’emprunt sémantique à l’anglais est omniprésent : certaines extensions et restrictions de sens, ainsi que de nombreux emplois figurés en sont importés.

Mais les limites de cette influence sont visibles car certaines métaphores ne passent pas (ex. le strategy judge est en français un évaluateur de stratégie). Et même si nous avons détecté, tant en français qu’en anglais, une légère prédilection des spécialistes IA de formation mathématique pour les néologismes formels et les emplois figurés (harakiri, hétérarchique, escalade, neuromime, pandémonium, schizopuce) contrastant avec la prédilection des chercheurs en sciences cognitives pour l’ajout d’acceptions apparentées aux termes existants (ex. apprentissage, connaissance, objet, décor, scénario), les manifestations de la créativité lexicale diffèrent sur bien de points dans les deux langues : le recours aux racines grecques est plus fréquent en américain, le recours aux racines latines mieux reçu en français, et la terminologie américaine est plus riche en composés, tandis que la terminologie française exploite davantage la dérivation et les lexies complexes.

Les marques d’usage

Nous avons constaté l’existence de plusieurs types de discours (polémique, savant ou excessivement technique entre spécialistes; didactique devant les novices et les étudiants; vulgarisateur pour le grand public, argotique et jargonnant au lieu de travail) selon la situation de communication, ainsi que leur perméabilité réciproque et leur relative autonomie.8

La conséquence immédiate de cet état de choses sur le plan de la terminologie en usage est la coexistence de synonymes, le renouvellement rapide des désignations, la naturalisation progressive des emprunts externes et une riche polysémie faite de néosémantismes et d’emplois figurés.

Il nous a paru important et nécessaire d’indiquer les graphies fautives (ex. connectionnisme, insatisfiable), les anglicismes superflus (ex. implémentation, intractable), et tous les synonymes repérés lors du dépouillement (ex. neural, neuronal, neuronique, neuromimétique, neuronoïde); de signaler les définitions stipulatives parfois divergentes d’un concept (ex. état mental, chez Fodor et Putnam), ou la désignation de plusieurs concepts par le même néologisme (ex. cognitique est souvent pris comme synonyme de génie cognitif, de science cognitive, et de sciences et technologies de la cognition ou STC; interprète est parfois pris comme synonyme de moteur d’inférence, et même de micro-interpréteur).

L’utilité d’une telle description vient d’ailleurs d’être mise indépendamment en valeur pour l’américain :

"We need to press an educational effort before it will be realistic to launch a nomenclator for lexicography. This means that we need to emphasize the non-prescriptive, non-legislative, non-standardizing character of descriptive terminology... It helps authors write in their own field without legislating preferred usage. Thus it accelerates the normal process by which any special language (technolect) evolves. It does so by helping specialists become aware of new vocabulary items shortly after they appear. Its classified records enable users to find the words that have already been used to designate any specific concept. If they are dissatisfied with these terms, they are free to recommend new ones. If they need a concept that has not yet been reported, they can discover that it is new and this also legitimizes their proposed new terms. If readers disapprove of any suggested term, they are free to propose better synonyms" (Riggs 1989:101).9

L’information pragmatique et les besoins langagiers

Plusieurs sondages effectués au Canada (le questionnaire adressé en 1986 aux utilisateurs de TERMIUM) et en Europe (l’enquête auprès des traducteurs techniques dans la revue Babel, vol. 34, no 1) confirment la préférence marquée des rédacteurs, des traducteurs et des chercheurs pour des dictionnaires spécialisés bilingues, contenant des termes nouveaux, des définitions ou des explications et des exemples d’utilisation, des indications stylistiques, des lexiques inverses et des sections pour les sigles et les acronymes. Ces utilisateurs indiquent deux autres lacunes des dictionnaires spécialisés : l’absence de précisions sur l’ambiguïté polysémique de certains termes, et la priorité accordée aux entrées nominales au détriment d’autres éléments phraséologiques (entrées verbales, adjectivales et adverbiales).

Les résultats de ces sondages ont déterminé la nature et la structure des données dans le dictionnaire : chaque rubrique peut comprendre cinq catégories de données dont seulement les deux premières sont obligatoires termes français et synonymes suivis des termes anglais équivalents, définition ou explication de la notion en jeu, exemples de combinaisons syntagmatiques illustrant les collocations et les stéréotypies10 dont les termes en vedette forment le noyau, notes sur l’origine et l’évolution du concept, sur l’emploi du terme et sur son statut lexicographique (étymologie, néologisme, usages), renvois croisés (antonymes, termes désignant des concepts apparentés mais distincts). Les homonymes sont traités séparément, et les sens apparentés d’un terme sont regroupés dans une seule rubrique. Cette première partie du dictionnaire est suivie d’un lexique anglais - français, d’une section regroupant les sigles et les appellations courantes dans les deux langues, et de la bibliographie des ouvrages dépouillés.

Huit spécialistes de quatre pays francophones ont gracieusement accepté de lire et de commenter la première version du dictionnaire. Ils nous ont communiqué leurs opinions quant à l’exactitude des termes et des synonymes, à la formulation des définitions et des explications, à l’utilité de certaines rubriques, à l’origine de certains concepts. lis ont suggéré des termes français pour des concepts non encore nommés (ex. repair theory/théorie de la rectification), et signalé des préférences langagières propres à leur aire francophone ou caractéristiques de certains types de discours. Leurs apports fournissent aux lecteurs du dictionnaire des informations sur des usages autres que ceux enregistrés dans la documentation dépouillée.

Cet ouvrage est le produit d’une recherche expérimentale qui tient compte des particularités de la matière étudiée. Il ne se veut ni parfait, ni exhaustif et aura certainement à gagner par des mises à jour, des reformulations et des systématisations ultérieures. Son intérêt réside en ceci, qu’il cherche à renseigner sur une terminologie émergente, désignant de manière parfois hésitante, parfois ingénieuse, des concepts sans cesse débattus, redéfinis, ouverts; une terminologie qui se façonne dans les interactions conflictuelles d’une triple nécessité : efficacité communicative, appropriation de l’antériorité conceptuelle, originalité vis-à-vis du déjà-dit et du prêt-à-penser. Si le lecteur lui trouve une utilité pratique, son but aura été atteint. S’il suscite l’intérêt des spécialistes, ou incite les milieux de la terminologie à échanger des vues sur le traitement des terminologies naissantes, alors il aura été un succès.

Silvia Pavel

Notes

  1. Les implications de cette double appartenance sont examinées par Boissy (1988 : 77), Boulanger (1989 : 193) et Lerat (1988 :16).
  2. Cette observation de la créativité lexicale s’inscrit par ailleurs dans la vaste étude du technocosme moderne envisagée par G. Hottois (1984) et devrait être mise en rapport avec l’analyse des pratiques techniciennes proposée par J. Perriault (1989).
  3. L’intérêt de tels échanges est souligné par Knowles (1986:329-337) et Riggs 1989 : 89, 110).
  4. Les principes et les concepts d’une telle orientation sont exposés dans Tournier (1985 :19-69).
  5. Th. Kuhn (1962) a défini le paradigme comme "the received beliefs espoused by a given community at a given lime". En dépit d’un accueil critique, sa définition perdure.
  6. Le terme technoscience circule en français depuis le milieu des années 70. Pour une analyse philosophique du concept voir Hottois (1984 : 59).
  7. Pour plus de détails sur la siglaison voir Pavel (1988).
  8. Les rapports entre perméabilité et autonomie sont discutés dans Pavel (1989).
  9. L’auteur cité est membre du Committee on Lexicographic Terminology (COLT), crée par EURALEX et la Dictionary Society of America.
  10. U. Heid (1989 : 238) propose un traitement similaire des collocations. Dans notre dictionnaire, les exemples de combinaisons syntagmatiques sont suivis d’informations phraséologiques dans les Notes. (ex. Algorithme - Note : On dit qu’un algorithme ‘se déroule’ et ‘se termine’, et qu’un algorithme de regroupement ‘engendre’ des amas).

Bibliographie

Boissy, J. « Tendances linguistiques de la néologie en terminologie » in La Banque des mots. Paris CILF, no spécial, 1988, pp. 77-84.

Boulanger, J.-C. « L’évolution du concept de néologie de la linguistique aux industries de la langue » in Actes du colloque Terminologie et diachronie, CILF : Paris, 1989, pp. 193-211.

Heid, U. « Attentes des terminologues à l’égard des programmes d’élaboration des dictionnaires » in Actes du colloque Terminologie et diachronie, Paris : CILF, 1989, 289 p.

Hottois, G. Le signe et la technique. Paris : Aubier, 1984, 222 p.

Knowles, F.E. « Lexicography and technology: A rapprochement. », ZURILEX '86 Proceedings, Mary Smell-Hornby (ed), Franke Verlag, 1986, pp. 329-337.

Kuhn, TH. "The Structure of Scientific Revolutions", International Encyclopedia of Unified Science, vol. 2, no 2, University of Chicago Press. 1962, 210 p.

Lerat, P. « Le traitement des emprunts en terminologie et en néographie », L’Actualité terminologique, vol. 21, no 1, 1988, pp. 15-17.

Pavel, S. « Siglaison et créativité lexicale en intelligence artificielle », L’Actualité terminologique, vol. 21, no 4, 1988, pp. 1-4.

Pavel, S. « Niveaux linguistiques en terminologie IA », Méta, Montréal : PUM, vol. 34, no 3. 1989, pp. 344-351.

Perriault. J. La logique de l’usage. Esai sur les machines à communiquer, Paris : Flammarion, 1989, 255 p.

Riggs, F. "Terminology and Lexicography: Their Complementarity", International Journal of Lexicography, vol. 2, no 2. 1989, pp. 89-112.

Tournier, J. Introduction descriptive à la lexicogénétique de l’anglais contemporain, Paris - Genève, Champion - Slatkine, 1985, 517 p.