ARCHIVED Le livre des avares de Djahiz et la sémiotique naturell

 

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par Silvia Pavel*
(Article tiré du Journal canadien de sémiotique, hiver 1976-77, vol. 4, no 2.)

This paper examines the natural, spontaneous attitude towards nonverifiable sentences. Such sentences have always interested the moralists who reflected on the use and misuse of language. The Arab moralist Jahiz discusses in his major work, The Book of the Misers, the possible criteria for rationally using nonverifiable attributions. He shows how the passions distort the semiotic systems and warns the reader against the misuse of language, from a logical as well as from a pragmatic point of view. This kind of pre-theoretical thinking on semiotic problems is described in this article as "natural semiotics."

  1. Un des problèmes centraux des recherches modernes sur le langage est celui du « critère de la signification ». Dans leur désir de débarrasser la philosophie des propositions dépourvues de sens, les penseurs de l’école de Vienne ont cherché à forger un critère qui distingue les propositions scientifiques — ou douées de sens — des propositions métaphysiques — ou dépourvues de sens. Selon Carnap et Ayer, le critère de la signification est la vérifiabilité. Dans la formulation radicale de Ayer « une phrase a un sens littéral si et seulement si la proposition qu’elle exprime est soit analytique, soit vérifiable du point de vue « empirique ».1 Autrement dit, une phrase a du sens :
    1. si elle est vraie simplement en vertu de la valeur des mots qui la composent (p. ex. « Les célibataires ne sont pas mariés »), cas auquel elle n’apporte pas de l’information nouvelle, ou
    2. si elle apporte de l’information, la teneur de cette information doit être en principe vérifiable au moyen des sciences de la nature. Une phrase comme « Le soleil tourne autour de la terre » est fausse mais a du sens, car il existe des moyens astronomiques pour vérifier cette affirmation. Les discussions autour de ce critère ont été fort nombreuses et animées. Une des critiques le mieux fondées du critère de la vérifabilité souligne que l’usage quotidien des termes « doué de sens » (meaningful) et « dépourvu de sens » (meaningless), leur confère une acception beaucoup plus faible que celle qu’entraîne le critère de la vérifiabilité. Selon l’usage naturel des termes, il serait au moins étrange de prétendre qu’une phrase non vérifiable telle que « Les âmes humaines sont immortelles » soit dépourvue de sens. En fait cette phrase a un sens très clair accessible à tout le monde. Certains philosophes de la science, dont Karl Popper, se servent du critère de la vérifiabilité pour délimiter les propositions scientifiques par opposition aux propositions philosophiques. Ces dernières, même si on ne peut pas les vérifier par des moyens empiriques, restent douées de sens.

      Sans entrer dans les détails de cette discussion, je me contenterai d’en mentionner un aspect particulièrement intéressant pour la sémiotique du discours moralisateur. Il s’agit de la distinction pro­posée par la philosophie contemporaine du langage entre deux niveaux de « crédibilité » des propositions non analytiques :
      1. les propositions auxquelles on peut se fier en vertu d’une vérifica­tion empirique possible
      2. les propositions auxquelles on se fie en vertu d’autres critères, tels leur capacité de nous persuader, leur beauté, leur rendement moral, etc.
    Il est intéressant de constater que la crédibilité des propositions ou des enchaînements de propositions du deuxième type, a toujours préoccupé les moralistes. Voilà quelques problèmes que soulève ce type de propositions ou les arguments basés sur elles :
    1. Dans quelle mesure peut-on fonder une connaissance certaine sur ces propositions?
    2. Quelles sont les contraintes à imposer au langage quotidien afin d’éviter les malentendus entraînés par la manipulation de ces propo­sitions? Autrement dit, comment régulariser l’usage des propositions non vérifiables?
    3. Quels sont les aperçus sur la nature du langage que ces propositions occasionnent?
    Cette problématique me semble particulièrement pertinente pour la recherche sémiotique. Elle éclaire la nature des signes linguistiques à l’état « sauvage », dépourvus d’un critère (scientifique) de contrôle. Dans ce qui suit je me propose d’examiner la manière dont cette problématique est présentée dans Le livre des avares de Djahiz.2 Le traitement de ces questions chez Djahiz est évidemment un traitement « spontané », préthéorique. Très souvent cependant, la littéra­ture — surtout la littérature didactique et moraliste — contient des remarques précieuses sur ce qu’on pourrait appeler « la sémiotique naturelle ». La tâche du sémioticien me semble consister à extraire ces remarques et à leur conférer un caractère plus systématique.

    Mais d’abord, quelques détails sur la place de Djahiz et de son oeuvre dans la littérature arabe.
  2. Onze siècles après sa mort (869), Djahiz continue à être considéré comme un des plus grands, peut-être le plus grand prosateur de toute la littérature arabe et sans conteste, la plus puissante person­nalité intellectuelle du monde arabe au IXe siècle, surnommé « le siècle de Djahiz ».

    Né à Bassorah vers la fin du VIIIe siècle, il étudie la philologie, les belles-lettres et la théologie, la civilisation perse et grecque avec les plus grands savants de sa ville natale. Invité à la cour de Bagdad, il y passe la plus grande partie de sa vie pendant l’âge d’or du califat abbasside. Encyclopédiste, il écrit plus de deux cents livres — les premières études de moeurs — grâce auxquelles la prose didactique « adab » s’installe définitivement dans la littérature arabe.

    Introduit au VIIIe siècle par le prosateur Ibn Muqaffa’, le genre « adab » instruisait l’élite intellectuelle « à se conformer aux prescriptions d’un strict esprit religieux et à suivre le code des usages d’une société bien élevée ».3 Un siècle plus tard, cette littérature représente selon la définition de R. Blachère (1952-1966) « une forme prise par la pensée arabe-islamique pour constituer un humanisme qui ne doive point tout au Coran et à la Loi qui en dérive ».4 L’adab, à l’origine un ensemble de règles pour la conduite personnelle ou sociale, devient avec Djahiz synonyme d’édifice total de la connaissance. Son oeuvre réconcilie la tradition arabe avec les découvertes de son temps, à savoir, la science grecque (L’Épître du Carré et du Rond); traite de l’histoire naturelle (Le Livre des animaux) et de la géographie, de la philosophie et de la rhétorique (Le Bayan), et offre dans Le Livre des avares une peinture unique de la vie urbaine de son temps.

    L’intention sémiotique de Djahiz est exprimée clairement dans l’introduction de cet ouvrage. Le livre des avares y est présenté comme une suite à l’opuscule (perdu) sur Le Classement des ruses des voleurs qui opèrent le jour et le détail des ruses employées par les malfaiteurs nocturnes. Le but de l’écrit perdu était d’armer le lecteur d’une bonne connaissance des fourberies les plus subtiles, afin qu’il puisse « déjouer les machinations et les subterfuges les plus adroits ». Le but du Livre des avares est similaire : l’auteur y présente les ruses des avares et surtout « les arguments qu’ils emploient pour se défendre ». Nous retrouvons ainsi l’emploi « sauvage » du système linguistique, notamment de ses parties non vérifiables.

    Djahiz se propose d’expliquer :

    …pourquoi les avares appellent l’avarice « parcimonie » et la ladrerie « économie », pourquoi ils aiment à refuser et font passer ce refus pour une preuve d’énergie, pourquoi ils sont hostiles à la charité qu’ils mettent sur le même plan que le gaspillage, pourquoi ils considèrent la bienfaisance comme de la prodigalité et l’altruisme comme de la sottise, …pourquoi ils soutiennent que la vie rude et amère est préférable à une existence facile et douce …Pourquoi défendent-ils, malgré la rectitude de leur jugement, ce que tout le monde s’accorde à désapprouver et pourquoi, malgré l’étendue de leurs connaissances, tirent-ils la gloire d’un défaut unanimement flétri? Comment l’avare peut-il se montrer intelligent lorsqu’il argumente en faveur de l’avarice, avoir des vues étendues et employer une rhétorique subtile lorsqu’il s’agit de défendre ce vice, sans se rendre compte de sa vilenie manifeste, de la laideur du nom d’avare, de la honte qu’entoure ce qualificatif et du tort qu’il cause à ceux qui le méritent?5

    Cette citation résume tout un programme d’évaluation des signes et de leurs différents usages. La propriété du langage humain qui permet les abus étudiés par Djahiz se rattache à ce qu’on a appelé « la porosité » (open texture) de ce langage.6 Il n’y a pas de critère logique comparable à la vérifiabilité, qui puisse distinguer l’usage correct de deux termes comme « avarice » et « parcimonie ». Comme on l’a souvent dit, la signification d’un mot est donnée par son usage. Seulement, comme Djahiz le remarque, cet usage n’est pas uniforme à l’intérieur d’une communauté linguistique. Dans ce cas il n’est pas sans intérêt de savoir si les différences dans l’usage des signes obéissent à des régularités et, si oui, d’établir quelles sont ces régularités. Sans répondre explicitement à la première question, Djahiz ainsi que toute une tradition moralisatrice, semble estimer que le schéma des distorsions dans l’usage des signes est le suivant : le signe x couvre une gamme assez vaste de situations x1,x2, x3 …xn auxquelles il peut s’appliquer sans que son emploi soulève des objections. Un signe n’a pas, pour ainsi dire, de référent fixe.

    On peut songer à comparer cette situation sémiotique à sa contrepartie phonologique telle que discutée par André Martinet.7 Selon Martinet, les réalisations phonétiques d’un phonème constituent un « champ de dispersion » organisé autour d’un « centre de gravité ». Les champs de dispersion de deux phonèmes différents sont en général bien séparés par une « marge de sécurité », de sorte que dans des con­ditions normales, il n’y a pas de confusion possible entre une variante du phonème /p/ et une variante du phonème /b/. Dans certains cas cependant, dus aux changements des habitudes articulatoires, le centre de gravité d’un phonème peut se déplacer entraînant avec lui tout le champ de dispersion, de sorte que la marge de sécurité se rétré­cisse dangereusement. Des confusions phonologiques peuvent s’ensuivre.

    De la même manière un signe x peut avoir dans l’usage standard un certain champ de dispersion conceptuel. Le terme « avarice » peut se référer à un certain type de situations, non pas nécessairement identiques mais similaires. On peut aussi assumer que le champ de dispersion de ce signe possède un centre de gravité. Assumons que ce centre de gravité est à peu près ce que le terme éveille dans l’esprit d’un auditeur idéal, alors qu’il est prononcé isolé, sans un contexte qui infléchisse son emploi. Dans la plupart des cas, on peut raisonnablement supposer que les champs de dispersion de deux signes sont séparés par une marge de sécurité qui devrait empêcher les confusions. La signification, tout comme le plan sonore, n’est pas continue; c’est une vérité acceptée depuis Saussure. Le procès sémiotique remarqué par Djahiz peut être décrit comme un déplacement du champ de dispersion et du centre de gravité d’un signe x, si bien que la marge de sécurité qui sépare ce signe x d’un autre signe y avec lequel il se trouve en opposition se rétrécit graduellement, jusqu’à ce que l’usage d’un des signes se superpose entièrement sur l’usage de l’autre. L’opposition s’efface : l’avarice devient parcimonie et la ladrerie — économie.

    Quelle est la cause de cette distorsion dans le système de signes, distorsion matérialisée dans la perte de la marge de sécurité entre signes et dans la dissolution des oppositions? Selon Djahiz et toute une tradition confiante dans le bon fonctionnement des signes du langage, il existe un système sémiotique « normal », un langage transparent et persuasif, le langage vrai, reconnaissable par tout honnête homme en vertu d’une intuition sémiotique qui précisément rend possible la communication entre humains. Les forces qui provoquent les distorsions notées plus haut sont appelées dans cette tradition les passions. Les passions (p. ex. l’avarice) déclenchent des troubles sémiotiques, on dirait même une sorte d’aphasie sémiotique menant à la perte des distinctions en force dans le système « normal ».

    Ces distorsions dans l’usage des signes — distorsions dues à la pré­sence d’une force de brouillage considérée comme un élément primitif — respectent certaines régularités :
    1. Le changement de la valeur des signes, selon le schéma présenté tout à l’heure. L’effet de cette révalorisiation est un renversement complet des connotations euphoriques / disphoriques du langage. J’emploie ce terme de Greimas8 pour désigner l’attribution de valeurs positives ou négatives aux signes. Une telle revalorisation explique pourquoi « l’avare peut …employer une rhétorique subtile lorsqu’il s’agit de défendre ce vice, sans se rendre compte de la laideur du nom d’avare ».9
    2. La disparition du poids pragmatique du principe de contradiction :

      Je me trouvais un jour chez Ibn Abi Karima qui est originaire de Merw. Me voyant utiliser pour mes ablutions une cruche d’argile, il s’écria : « Grands Dieux! Tu emploies de l’eau douce alors que le puits est tout près! — Ce n’est pas de l’eau douce, répondis-je : ce n’est que de l’eau de puits. — Alors, tu détériores notre cruche en y mettant de l’eau saumâtre! » J’avoue que je ne sus pas comment m’en tirer.10

      Cet exemple, ainsi que d’autres similaires, ont une structure logique représentable comme : p implique q et non-p implique q. Une prémisse et sa négation entraînent la même conclusion. Il n’y a pas de moyen pour éviter cette conclusion. Dans un certain sens l’avarice est « irréfutable », car elle sait arriver au même résultat à partir de n’importe quelle prémisse. L’étude du langage passionnel nous ramène ainsi à la source de l’argumentation fallacieuse.
    3. La troisième régularité a un caractère strictement pragmatique. Il ne s’agit plus de la réévaluation des signes, mais d’une réinterpréta­tion de l’univers lui-même. Les relations de l’homme avec les choses sont profondément modifiées. C’est là une des sources de l’inépuisable humour de Djahiz :

      Je vous certifie que la modération est une bénédiction, tandis que l’abus est un malheur : Je fis l’emplette d’un manteau de Madar qui me servit longtemps de vêtement de dessus et de voile. J’eus ensuite besoin d’un manteau persan; je le coupai donc, — Dieu m’en est témoin — et le portai pendant une longue période. Plus tard, il me fallut un petit manteau : j’en taillai donc l’endroit d’un petit manteau ouaté qui me fit encore un long usage. Enfin, je retirai les morceaux en bon état pour fabriquer des coussins, je découpai des bonnets. Je pris ensuite le meilleur de ce qui restait et le vendis à des marchands d’ustensiles et de plateaux; avec les morceaux non-rapiécés, je fis des serviettes pour ma concubine et moi …j’utilisai enfin les tombées, les fils et le coton cardé pour boucher les bouteilles.11

      La distorsion du système de signes ne touche pas que le signifié. Dans un passage qui parodie les étymologies souvent fantaisistes des grammairiens de l’époque, Djahiz construit un fragment de système dans lequel le signifiant même prend le côté de l’avare et justifie ses raisonnements :

      Hé, mon fils, on peut expliquer le mot dirham par « les soucis tournent » (dar al-ham) et le mot dinar par « il rapproche de l’enfer » (yudni ila n-nar). Lorsqu’un dirham part sans espoir de retour et sans compensation, « les soucis tournent » autour des daniq (monnaie divisionnaire du dirham) dépensés; et l’on dit que le dinar « rapproche de l’enfer » car, en le dépensant sans attendre de contrepartie, on se trouve déçu et anéanti, pauvre « sur le pavé » et acculé à une impasse. La nécessité incite alors aux gains irréguliers et aux profits immoraux : or les gains irréguliers abattent toute justice, emportent toute dignité, entraînent les plus graves châtiments et conduisent en enfer.12

    Dans un article antérieur13 je parlais du fait que Les Mille et Une Nuits sont construites à partir de l’exaltation du savoir-dire. Savoir conter, par exemple, signifie « sauver sa vie ». Dans Les Mille et Une Nuits qui représentent la contribution de la littérature populaire à la civilisation islamique, il n’existe pas d’échec du discours. Savoir parler entraîne automatiquement le succès. Par rapport à cette attitude sémiotique naive, la prose savante de Djahiz, son effort de saisir et de caractériser les distorsions des systèmes de signes, leurs causes et leurs régularités représente le passage à la conscience sémiotique.

Notes

  1. A. J. Ayer. Verifiability and meaningfulness, in: F. Zabeeh, E. D. Klemke & A. Jacobson (Eds.), Readings in semantics, (Urbana: University of Illinois Press), 1974, pp. 271-285.
  2. Djahiz. Le livre des avares. Trad. française de Charles Pellat, Paris, 1951.
  3. G. Wiet. Introduction à la littérature arabe, (Paris : Maisonneuve et Larose, 1966).
  4. R. Blachère. Histoire de la littérature arabe des origines à la fin du XVe siècle, (Paris : Adrien-Maisonneuve, 1952-1966).
  5. Djahiz, op. cit., pp. 2-3.
  6. F. Waissman."Verifiability," in: A. Flew (Ed.), Logic and language, (New York: Doubleday, 1965).
  7. A. Martinet. Economie des changements phonétiques, (Berne : Francke, 1955).
  8. A. J. Greimas. Sémantique structurale, (Paris : Larousse, 1966).
  9. Djahiz, op. cit., p. 2.
  10. Ibid., p. 25.
  11. Ibid., p. 152.
  12. Ibid., p. 70.
  13. S. Pavel, La prolifération narrative dans les Mille et Une Nuits, in Journal canadien pour la recherche en sémiotique, 2-4 (1974) : 21-40.

* Biographie

M.A. en langue et littérature arabes à l’Université de Bucharest (1962); Radio-reporter et traducteur aux Émissions internationales de la Radiodiffusion roumaine (1962-1969); études doctorales à l’École des langues orientales vivantes, Paris (1969-1970); M.A. en linguistique appliquée à l’Université d’Ottawa (1973); terminologue au Bureau des traductions du Secrétariat d’État, Silvia Pavel a aussi enseigné la linguistique à l’Université d’Ottawa.